Alors que les politiques agricoles et climatiques peinent à s’ancrer dans les réalités locales, le rapport publié par ONU Femmes en 2024 sur les femmes dans l’agriculture résiliente au changement climatique en Afrique de l’Ouest et du Centre révèle une dynamique de transformation portée par les femmes rurales. En Afrique centrale, cette dynamique interroge les fondements des politiques foncières, la reconnaissance des savoirs féminins et l’articulation entre résilience climatique et souveraineté économique.
Ce rapport invite à repenser les leviers de développement en Afrique centrale à partir des territoires et des trajectoires féminines. Une analyse de Baltazar ATANGANA, expert en genre certifié en transition écologique.
L’exclusion foncière comme marqueur d’invisibilité économique
Le rapport d’ONU Femmes dresse un constat sans appel: les femmes rurales, bien qu’elles représentent plus de 60% de la main-d’œuvre agricole en Afrique centrale, restent largement exclues des systèmes fonciers formels. Moins de 15% d’entre elles disposent d’un titre foncier, et ce chiffre chute dans les zones de conflit ou de forte pression démographique. Cette exclusion n’est pas seulement juridique, elle est structurelle. Elle découle de systèmes coutumiers patriarcaux, de réformes foncières inachevées, et d’une absence de mécanismes de mise en œuvre adaptés aux réalités locales.
Même dans les pays ayant amorcé des réformes, comme le Cameroun ou la République centrafricaine, les femmes se heurtent à des obstacles institutionnels, sociaux et financiers qui les maintiennent dans une économie de subsistance. Cette invisibilité foncière a des conséquences directes sur leur capacité à résister aux chocs climatiques et à accéder aux marchés. Les femmes rurales sont en première ligne face aux sécheresses, aux inondations et à la dégradation des sols. Elles développent pourtant des savoirs agroécologiques – rotation des cultures, compostage, sélection de semences locales qui restent ignorés par les politiques nationales et régionales d’adaptation.
Cette marginalisation des savoirs féminins est d’autant plus paradoxale que leur impact économique est démontré. Une étude du Centre africain pour la transformation économique révèle que les femmes propriétaires de terres ont un rendement agricole supérieur de 20% à celles qui cultivent sans titre.
Ce différentiel ne traduit pas seulement une meilleure productivité, mais une capacité accrue à investir, planifier et résister aux aléas climatiques. Pourtant, moins de 5% des budgets nationaux alloués à la gouvernance foncière en Afrique centrale intègrent des lignes budgétaires genrées. Ce chiffre illustre l’écart entre les discours d’inclusion et les arbitrages budgétaires réels.
Des innovations locales matrice d’une souveraineté foncière féminine
Le rapport d’ONU Femmes 2024 confirme que plus de 13 500 femmes ont sécurisé leur accès à la terre dans plusieurs pays, dont la RCA, grâce à des conventions négociées avec plus de 300 chefs traditionnels. Ce dialogue entre droit coutumier et droit formel amorce une reconfiguration des normes sociales et une reconnaissance politique des femmes comme actrices foncières.
Par ailleurs, d’autres initiatives locales, bien que peu documentées dans les rapports officiels, ont permis à des femmes rurales d’accéder à des financements sans garanties formelles.
Au Cameroun, des dispositifs pilotes évoqués dans des échanges informels entre praticiens travaillant dans des projets de coopérations au développement- auraient permis à plusieurs centaines de femmes de contourner les critères bancaires classiques, redonnant ainsi une capacité d’investissement autonome. Ces mécanismes hybrides, fondés sur la reconnaissance mutuelle et la souveraineté collective, incarnent une territorialisation des droits fonciers féminins.
Ces dynamiques locales rejoignent des tendances régionales plus larges. En 2023, la Commission économique pour l’Afrique estimait que plus de 70% du commerce transfrontalier informel en Afrique centrale était porté par des femmes, sans que leurs droits fonciers ou commerciaux soient reconnus dans les politiques nationales. Ce chiffre, absent du rapport d’ONU Femmes, est pourtant central: il révèle que les femmes ne sont pas seulement des productrices agricoles, mais aussi des actrices commerciales, souvent à la marge des dispositifs institutionnels. Leur sécurisation foncière est donc une condition de leur formalisation économique et de leur intégration dans les chaînes de valeur régionales.
Vers une articulation stratégique entre foncier, climat et commerce
Ce que le rapport ne dit pas explicitement, mais que ses données permettent d’entrevoir, c’est la nécessité d’une montée en généralité stratégique. L’accès à la terre ne peut être dissocié de l’accès aux marchés, aux politiques climatiques et à la souveraineté économique.
Dans le cadre de la ZLECAf, cette articulation devient cruciale. Les femmes commerçantes transfrontalières, très actives dans les zones frontalières du Cameroun, du Tchad et du Gabon, sont confrontées à des enjeux fonciers spécifiques absence de reconnaissance juridique, insécurité des itinéraires, confiscation des marchandises. Leur exclusion du rapport est regrettable, car elles incarnent une forme de résilience économique informelle qui mérite d’être soutenue et formalisée.
La refondation des politiques foncières en Afrique centrale ne peut donc se limiter à des ajustements techniques. Elle suppose une transformation des cadres juridiques, une reconnaissance politique des savoirs féminins, et une articulation stratégique avec les politiques climatiques et commerciales.
Le rapport d’ONU Femmes offre une base précieuse pour cette refondation, mais il appelle à une extension analytique et politique.
Nous pensons, tout compte fait, qu’il faudrait désormais envisager l’élaboration et la mise en œuvre des plans d’actions genrées concrets, qui permettront d’ institutionnaliser les quotas fonciers féminins, créer des observatoires fonciers genrés, et intégrer les femmes dans les instances de gouvernance commerciale au niveau national et régional.
Car sans souveraineté foncière, il n’y aura pas de souveraineté économique. Et sans reconnaissance des femmes comme actrices territoriales, loin de toutes les instrumentalisations observées dans la mise en œuvre de nombreux programmes, la résilience restera un mot creux, suspendu aux marges du développement en Afrique centrale.
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